dimanche 23 mars 2014

Histoires absurdes 4,5

Histoire absurde 4




-Tu as retrouvé ton chapeau ?
-Oh oui, je l'avais oublié dans un groupe, ils me l'ont gardé.
-Que leur as-tu raconté cette fois-ci ?
-Une histoire "vraie". C'était quelqu'un que nous aurions pu recevoir. Il s'est suicidé. Burn out, dépression. Ce n'était pas une surprise pour son entourage. Alors le chef, celui qui l'avait tant méprisé, tant harcelé, depuis des années, a dit aux autres :
-Il faudrait quand même que quelqu'un aille à ses obsèques.
-L'un d'eux a dit : Ce n'est pas un peu hypocrite, non ?
-Un autre a rétorqué : Oui, mais c'est quand même humain.
Un troisième a alors dit, le regard fuyant : On peut pas faire un peu les deux.... ?
-...
- J'ai vu son regard. Double comme ce qu'il a dit. Je me suis dit qu'il allait faire une belle carrière. Le pire, c'est qu'il avait l'air sympathique ...











Histoire absurde 5. 


Vieil  or, reflets dans le verre. Raisin sec qui miroite au soleil. Et cette étrange scène mordorée dans les éclats du vin.
-C’était Noël. J’étais seul dans la maison de mon père. Assis dans la grande salle. Les parfums de la cuisine fleuraient bon, par la porte entrouverte. J’avais voulu me faire un repas de fête, avec un menu sophistiqué. C’était Noël. Je me suis habillé. J’avais mis ma belle redingote. Installé à la table de la salle à manger, j'ai observé les lieux, les objets. La belle nappe, la vieille argenterie de famille, les grands verres de dégustation. Il fallait bien les utiliser. Ils s'entassaient dans l'armoire, empoussiérés au fil des ans, égrenant les histoires de toutes ces lignées de femmes, silencieuses, affairées, entre cuisine et jardin.
Quand je me levais pour aller chercher un plat, j’allais mettre mon tablier. Machinalement, pour ne pas me salir. Puis je revenais me servir en tablier. Comme un valet sert son maître. Avec cérémonie. Une fois servi, dans le salon, j’ai enlevé le tablier, j’ai remis ma redingote et je me suis ré-assis.
Ce n’était pas un rêve. Non. J’ai vraiment fait ça. Il y avait plusieurs plats. Alors j’ai recommencé plusieurs fois. Quand soudain j’ai réalisé ce que je faisais. J’ai cru devenir fou. Heureusement personne ne me voyait.
- Maître de maison et valet à la fois…
-Il y avait un grand miroir dans le salon. Je me suis vu une fraction de seconde dans ce vieux miroir de famille. Moi et mon cinéma.  Je ne me suis pas reconnu.
-…
-J'ai pensé alors à ce si vieux souvenir. Mon père avant de mourir, voulait que je sois médecin et que je reprenne sa clientèle. Je n'en voulais pas de tout ça. Alors je suis parti, travailler dans un bistro à Paris. Faire le «  Loufiat ». Dans un bistro, à Montmartre. Un jour, je passais devant un miroir près de la caisse. Je me suis vu avec ce tablier long des garçons parisiens. Et je ne me suis pas reconnu… Là non plus.
-Loufiat ?
-C’est le nom d’un personnage de la littérature. Il y avait également un maître d’hôtel au Procope qui se présentait ainsi. Dérision, dérision. Le nom est resté pour désigner la place de serveur, on dit même "faire le loufiat"…
Cela m’a intriguée. Je suis allée chercher… Loufiat… Loffiat, Loff… iat… Et j’ai lu :
« Loufiat : substantif masculin pour dire en argot ou de façon populaire, le garçon de café. Loffiat est l’idiot, l’homme simple, le goujat, le valet. Dérivé de Loffe, nigaud, ( 1790, Le rat du Châtelet), de l’onomatopée loff, le souffle du vent, et le suffixe iat.»
 Je suis restée perplexe devant le mot et ces images étranges qui lui sont revenues à la mémoire.

Il a arrondi sa main. Imaginé un verre aux reflets vieil or. Il semblait y miroiter des mots aux consonances étranges : maître, valet, serviteur, figures de l’être sur fond d’absence. Et dans le verre, tournoyaient leurs habits de lumière. Miroirs. Mirages. Entre rêves et réveil.


                            


dimanche 2 mars 2014

Histoires absurdes 2,3.

Histoire absurde 2.

Je me suis réveillée. 
Sur le pas de la porte, se tenait une petite fille. Je ne l'avais jamais vue. Elle lui ressemblait tant. J'ai pensé aux pelures d'oignons. Je lui ai demandé :
-Que fais-tu là ?
-Papa m'a envoyé chercher ses affaires.
-Quelles affaires ?
-Son chapeau. Il l’a oublié hier. Il a froid . Il veut son chapeau.
Tout son être transmettait la demande du père. Front plissé. Cheveux hérissés. Poings serrés. Toute pétrie de silence.
Nous avons regardé. Partout. Cherché. Sous la chaise. Derrière le fauteuil. Rien. Il y avait bien un chapeau de femme. Sophistiqué. Baroque. Irréel. Flottant. Sur une tête qui n'existait pas.




Mais non, bien sûr, ce n'était pas le sien. Il avait perdu une de ses pelures familières.  Il aurait pu la mettre sur la tête. Oui. Certainement. Ça l’aurait habillé, donné une certaine allure. Elégance. Signe de reconnaissance. Dans ce petit monde de chapeaux.

Quand je vous dis qu’on s’attache parfois aux pelures…



Histoire absurde 3

Je me suis réveillée doucement ce matin.  Des phrases m'arrivaient. Des images aussi. Toutes venues des rivages du rêve. Quelles pelures avais-je donc aujourd’hui ?

On m’avait dit que certains mots protégeaient du froid et de la faim. Ils permettaient par exemple de ne pas se retrouver à la rue. J'avais ainsi rêvé, une nuit que les mots pouvaient réchauffer le corps. J’ai pensé à la petite marchande d’allumettes. Si petite et grelottant sous ses pauvres vêtements. Nul ne la voyait sur son trottoir. Quels mots auraient pu la protéger ?
Rêve, réalité, intérieur, extérieur, penser, être. Certains mots se font pelures. Plus importantes que d'autres. Se repèrent leurs habitudes, leurs logiques, leurs contextes. On croit les ingérer, les digérer, les intégrer. Puis avec le temps. Quels destins ont-ils donc dans l'estomac ?

Je suis rentrée à l’intérieur du corps, pour mieux les observer. Suivre leur transit. Leur embarras. Ils travaillaient tout seul. Ils érodaient les cavités. Les parois s’affinaient. Les villosités se distendaient. Puis ils remontaient les cryptes du rêve. Ils creusaient des trous. Sculptaient des galeries. C’était des mots enkystés. J’avais peur en les voyant ainsi, qu’ils ne fassent saigner inutilement. Pulsion de  mort. Dérisoire, dérisoire. Inextirpable du vivant. Par endroits, ils étaient devenus intimité saprophyte. Qui vous ronge et pourtant vous sustente. Du dedans. Toujours. Sans cesse.

Après tout ce travail, certains mots avaient perdu leurs habitudes. Perdu leurs sens. Perdu la tête. Sans compter leurs vêtements, leurs chapeaux, leurs chaussures. L’un d’entre eux était en smoking. Je baissais les yeux et je voyais ses pieds nus. Et j’entendais : « Va-nu-pied ! ». Le mépris l’invectivait. Certains mots étaient devenus transparents. De l’intérieur, ils étaient en train de desquamer. C’était un épithélium qui doucement s’en allait. Cellules mortes. Inclassables figures du rêve. Plus de dedans ni de dehors. Les mots perdaient leur consistance. Penser, être, rêve, réalité…s'en allaient en déliquescence.

Est-ce cela digérer ? Ils devenaient particules. Elémentaires. Prêtes à être absorbés. Et à vouloir les comprendre, un jour l’on se réveille et il ne reste plus rien. Leurs sens, leurs sons, tout s’en est allé.

On m’avait pourtant dit que certains mots protégeaient du froid, de la faim. A tellement les fréquenter, et avoir cru si bien les digérer, ne restent maintenant dans la bouche, que leurs pelures . Fibres dures. Résidus. Copeaux devenus drus. Restés là. Incuisinables. Inabsorbables.


Et puis.

Une syllabe ancienne est venue. 
Une mélodie.
Claire. 
Vide.
Au seuil d’un nouveau destin.

On m’avait pourtant dit que certains mots protégeaient du froid, de la faim. Oui, peut-être certains…


« Et la pensée
continue de pleuvoir sans le monde,
continue de pleuvoir sans la pluie,
continue de pleuvoir. [1]»










[1] Roberto Juarros, Poésie verticale, IV, 20, trad M Broda